B. Cette libéralisation s’est faite sans considération pour les conséquences sociales.
1. Des conséquences initialement restreintes par la proximité des modèles sociaux des États Membres
Tout à leur ambition de libéralisation toujours plus poussée du marché du travail, l’incurie des institutions européennes face aux conséquences de leurs déréglementations successives est frappante. La casse des modèles sociaux et des standards de rémunérations des états-membres ne les préoccupent en rien. C’est aux échelons locaux et nationaux de gérer les effets secondaires du détachement qu’elles favoriseront coûte que coûte.
Si l’implémentation de la directive de 1996 n’a pas d’effet immédiatement désastreux sur les modèles sociaux de l’intégralité des États membres en raison de la relative proximité des niveaux de protection sociale, elle crée des inégalités frappantes entre eux. Il faut d’abord pointer qu’elle désavantage structurellement les pays à la législation sociale protectrice[1] (modèle continental et scandinave) par rapport aux pays dont la législation est construite sur le modèle anglo-saxon (ex : Royaume-Uni). Mais à l’intérieur même de l’ensemble des pays à forte protection sociale, la directive permet de créer des pressions à la baisse des standards sociaux. Cette pression concurrentielle est particulièrement menaçante pour les pays aux modèles sociaux continentaux (ex : Belgique, France) c’est-à-dire finançant leurs protection sociale par la cotisation[2]. Par opposition, le modèle scandinave (ex : Suède, Danemark) finance la protection sociale par l’impôt. Le coût de la protection sociale n’apparaît alors pas comme un surcoût du travail[3]. Pour simplifier, à protection sociale équivalente, là où les employeurs des pays continentaux payent un salaire X + une cotisation Y, un employeur d’un pays scandinave ne paiera que le salaire X, la protection sociale étant financée ensuite par l’impôt (sur les produits par exemple). Avant la directive travailleurs détachés cette différence d’organisation dans le financement de la protection sociale n’avait que peu d’importance. Mais à partir du moment où les pays à modèles scandinaves peuvent détacher des travailleur·euse·s au sein des pays à modèles continentaux, se met en place une concurrence asymétrique entre des travailleur·euse·s du pays hôte payé·e·s à un salaire X+Y et celleux détaché·e·s, payé·e·s uniquement à un salaire X. Avec un peu d’ingéniosité, il devient carrément possible pour certaines entreprises peu scrupuleuses de faire travailler des salarié·e·s au sein de leur propre pays avec les niveaux de rémunération en vigueur dans les autres États membres. Il suffit pour cela de les embaucher dans des compagnies-boîtes-aux-lettres situées à l’étranger pour ensuite les “détacher” dans le pays dont ielles sont originaires[4]. Bref, le détachement de main d’œuvre d’un pays à modèle anglo-saxon ou scandinave vers un pays continental crée une incitation à la casse du modèle social de celui-ci se justifiant dans les discours du “rester compétitif”, de la “modération du coût du travail permettant de lutter contre le chômage”, etc, etc.
Mais il y a pire. La directive de 1996 ne reconnaît pas les accords salariaux (de branche, interprofessionnels). Dans les pays ayant recours à la convention collective (Allemagne, Suède) plutôt qu’à la loi – via la fixation d’un salaire minimum national (France, Belgique) – pour déterminer les salaires , cela équivaut à une suppression pure et simple du palier de rémunération minimal des travailleur·euse·s sur leur sol[5]. Il suffit à un entrepreneur étranger de ne pas signer de convention collective pour qu’en l’absence de législation nationale il puisse rémunérer les employé·e·s qu’il détache selon son bon vouloir.
2. La réponse inadaptée de la CJUE face à l’élargissement à l’est comme révélateur du retard de l’Europe sociale sur l’Europe économique.
Si la directive de 1996 n’avait créée qu’une compétition entre États dont les salaires et standards sociaux étaient relativement similaires, différant qualitativement plutôt que quantitativement, l’élargissement à l’est de l’UE (2004 puis 2007) va désormais opposer des modèles économiques et sociaux qui n’ont plus rien de comparables en termes d’échelles de rémunération et de protection[6]. Jusqu’alors la relative similarité des rémunérations dans l’UE des 15 créait un garde-fou contre les rémunérations abusivement basses parce que les travailleur·euse·s n’avaient aucun intérêt à travailler à l’étranger pour un salaire nettement inférieur à celui qu’ielles peuvent obtenir dans leur pays d’origine. De facto, le nombre de détachements de travailleur·euse·s restait alors limité[7]. Or ce garde fou saute au moment où, entrent dans l’UE 10 pays appartenant anciennement au bloc de l’est et dont le coût de la main-d’œuvre est ostensiblement inférieur à celui des 15 autres États membres. A titre d’exemple en 2023, le salaire minimum brut Bulgare est de 395 euros contre 1995 euros bruts en Belgique ou 1709 bruts euros en France[8]. Les employeurs ont alors à leur disposition une force de travail prête à travailler pour des salaires 4 à 5 fois inférieurs à ceux des travailleur·euse·s des pays de l’UE 15. Dans les pays ne possédant pas de salaire minimal, la catastrophe est immédiate. On voit rapidement des pays tels que l’Allemagne, la Suède, le Luxembourg ou la Finlande faire remonter à la CJUE des affaires liées au détachement de travailleur·euse·s. Mais celle-ci va trancher avec une telle force en faveur des employeur·euse·s et industriel·le·s que son interprétation de la directive travailleurs détachés va même bien au-delà de ce qui était attendu d’elle. Alors que le directive travailleurs détachés incluait encore théoriquement une possibilité d’arbitrage dans l’équation mobilité-protection avec des dispositions sur le salaire, les heures de repos ou les périodes de congés payés minimums, l’interprétation antisociale de la CJUE rompt définitivement toute possibilité de conciliation[9]. Elle rend entre 2007 et 2008 4 arrêts sur le sujet des travailleur·euse·s détaché·e·s; les arrêts Viking (2007), Laval (2007), Rüffert (2008) et Commission contre Luxembourg (2008). Ces arrêts mènent à un encadrement restrictif du droit de grève et à la primauté des normes de libre prestation des services ou de liberté d’établissement sur celles de protection des salarié·e·s[10]. Dans le cas des arrêts Viking et Laval, la CJUE limite la capacité d’action syndicale transnationale contre des formes de dumping social[11]. Ainsi la CJUE engage le juge national à un contrôle judiciaire des actions collectives et du droit de grève dès que ces derniers entrent en conflit avec les dispositions de la directive de 1996 (liberté d’établissement, mobilité des services). Elle ne retient pas la spécificité du droit de grève lié à la négociation collective, raison pour laquelle en France par exemple le droit de grève est considéré comme l’ultime recours des salarié·e·s et se soustrait ainsi à tout contrôle quant à sa légitimité ou son caractère raisonnable de la part du juge[12].
L’approche de la CJUE dans ces arrêts met volontairement de côté les éléments protecteurs pour les salarié·e·s d’une manière que ne semble pouvoir justifier qu’un biais évident et difficilement avouable de la part d’une institution judiciaire pour les intérêts économiques ou idéologiques des libéraux et autres employeurs européens. Exemple révélateur, dans l’arrêt Rüffert, la CJUE parvient à nier qu’une augmentation du salaire représente une protection supplémentaire pour les salarié·e·s [13]! Dans tous les arrêts précités, le point de départ de sa réflexion est de rechercher si la limitation apportée par l’action syndicale ou gouvernementale à la liberté d’établissement et de prestation des services est justifiée. De manière aussi arbitraire, elle aurait pu partir du raisonnement inverse (à savoir : est-ce que les limitations apportées au droit de mener des actions collectives sont légitimées par l’invocation des libertés d’établissement et de prestation des services ?). Ou même d’une approche plus neutre basée sur l’égale considération d’exigences contradictoires mais d’égale dignité constitutionnelle, découlant de l’ordre communautaire[14].
En jugeant ainsi, la CJUE produit de son propre chef une hiérarchie entre droits sociaux et libertés économiques à l’encontre même de ce que disposent les traités qui ont fini par reconnaître une égale valeur aux principes sociaux et économiques[15].
Tristan Gobry
[1] LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 128.
[2] SCHARPF, Fritz W., Governing in Europe: Effective and democratic?, p145-146
[3] SCHARPF, Fritz W., Governing in Europe: Effective and democratic?, p146-147
[4] MORSA Marc, « Le travail détaché dans l’Union européenne : enjeux juridiques et économiques », p. 87-88.
[5] LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 137-138.
[6] PICARD Séverine, POCHET Philippe, “La saga du détachement des travailleurs : un concentré d’enjeux de l’Europe sociale”, p. 2.
[7] JEPSEN Maria, POCHET Philippe, « Le socle social en perspective historique », p.452.
[8] INSEE : Salaire minimum et coût de la main-d’œuvre dans l’Union européenne Données annuelles de 2000 à 2022. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2402214
[9] LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 138-139.
[10] LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 128-129.
[11] LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 133-136.
[12] Ibid
[13] LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 138.
[14] LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 134.
[15] Ibid