B. La mise en place des mécanismes de protection nécessaires a été empêchée par l’impossibilité d’harmonisation au niveau européen
1. Les solutions possibles de taxation ou de bureaucratisation restent des mesures de sauvegarde des acquis et non de conquête sociale
Bien qu’un revirement partiel des priorités de la Commission sur le sujet des travailleur·euse·s détaché·e·s ait permis de calmer quelque peu la crise, peu de réflexions ont été menées sur les origines de celle-ci. Aucune leçon n’a été tirée de cet événement douloureux pour les salarié·e·s. Aucune orientation politique n’a été décidée pour éviter qu’une situation analogue ne se reproduise dans le futur. Les chances d’un progrès social commun porté par la construction européenne sont donc limitées voire négatives.
Pour encadrer le travail au niveau européen, la Commission a créé en 2018 l’ELA. Sa mission est de s’assurer de la bonne application des règles liées à la mobilité du travail et de favoriser celle-ci. Néanmoins ses moyens limités et son mandat biaisé par les exigences de dérégulation de la Commission ne peut faire espérer que de modestes avancées sur le plan limité de la lutte contre la fraude. Ainsi aucun progrès social ne peut être attendu d’une telle institution. Au niveau national, Fritz Scharpf avait formulé dès 1999 une proposition pour les États continentaux dont les acquis sociaux étaient les plus touchés par la mise en concurrence des modèles sociaux européens. Devant le constat d’une progression constante de l’intégration négative, celui-ci avait formulé la proposition d’avoir recours à la fiscalité pour baisser en partie l’importance des cotisations sociales. Ainsi la baisse des cotisations pourrait être compensée par une augmentation de la TVA ou la mise en place d’une taxe environnementale[1]. P.Pochet et M.Jansen vont également dans ce sens[2]. Cela permettrait de diversifier les modalités de financement de leur protection sociale et augmenter la compétitivité et/ou l’attractivité des salaires. Ce genre de taxe a également l’avantage d’être difficilement évitable, même pour le capital extrêmement mobile usuellement capable d’avoir recours à l’évasion fiscale. Cependant, ces taxes sont très régressives et soulèvent un grave problème d’inégalité. L’instauration d’une telle taxe nécessite donc une compensation budgétaire redistributive qui vienne compenser en intégralité les pertes occasionnées pour les travailleur·euse·s[3] pour ne pas être un contre-sens absolu (augmenter les impôts sur les travailleur·euse·s dont on veut sauvegarder le pouvoir d’achat).
2. L’absence d’harmonisation sociale européenne empêche de penser le progrès social dans le futur.
Dès la signature du traité de Rome, les États membres de l’UE avaient prévu des mécanismes pour une harmonisation au niveau des règles de concurrence. Pour se contraindre à l’intégration économique, ils ont donné à la Commission et la CJUE le pouvoir de forcer une application des règles de concurrence et de libre échange[4] mais n’ont jamais pris la peine de faire de même dans la sphère sociale. Le progrès social étant compris comme la conséquence nécessaire du développement économique[5], peu de dispositions ont été prises pour doter l’Europe d’objectifs sociaux. Pour que l’Europe sociale cesse de n’être qu’un lot de consolation pour les exclu·e·s de la grande marche vers le progrès, il faudrait donc donner un nouveau mandat social à la CJUE et la Commission. En effet la simple équivalence de valeur entre l’économie et le social dans les traités telle qu’elle existe déjà n’amène ni à des considérations égales pour les deux principes (comme l’atteste l’arrêt Viking de la CJUE) ni a des progrès équivalents en raison du différentiel dans les mécanismes applicables. Là où l’UE économique peut progresser en n’ayant recours qu’aux décisions majoritaires dans la Commission ou aux arrêts de la CJUE, la plupart des avancées sociales nécessitent une unanimité des États membres au Conseil[6]. Ainsi il est évident que même si des avancées ponctuelles peuvent voir le jour, il n’y aura pas de progrès structurellement prévisible et planifiable, pas d’harmonisation sociale européenne tant que ces institutions n’auront pas été réformées.
Sur une note plus positive, l’arrivée de l’Espagne en juillet 2023 à la présidence du Conseil pourrait bien marquer le moment d’une avancée sans précédent de l’Europe sociale. Le gouvernement espagnol regroupant le PS et Podemos (gauche radicale) a annoncé un programme d’action axé sur les mots d’ordre “écologie, social et féminisme” dont le grand projet serait l’adoption d’un SMIC européen basé sur le coût de la vie dans chacun des États membres. La proposition est dores et déjà appuyée par une résolution du Parlement Européen.
Les chances de succès du projet ne sont pas nulles mais les risques de blocage en cas d’alternance politique au gouvernement espagnol ou de désapprobation par les autres états du projet au sein du Conseil restent élevés. Si un SMIC européen devait voir le jour, il s’agirait d’une première concernant l’harmonisation de systèmes sociaux européen dont on aimerait espérer qu’elle fasse précédent. Néanmoins comme signalé plus tôt, même une telle avancée ne règlerait pas sur le moyen et long terme le problème du blocage institutionnel pour la prise de nouveaux engagements dans le champ du social et ne garantit donc pas de progrès supplémentaires dans le futur.
Conclusion : Doit-on attendre que se reproduise le scandale des travailleur·euse·s détaché·e·s ?
Ne nous méprenons pas, il est peu probable que l’UE revienne sur les concessions faites aux syndicats et politiques nationaux sur le sujet des travailleur·euse·s détaché·e·s. Le contexte actuel semble plutôt marqué par une attention de l’UE aux problèmes sociaux – toutes proportions gardées et en comparaison aux années précédentes – due aux conséquences de la crise COVID. L’acceptation d’un endettement commun de 750 milliards d’euros (Programme Next Generation UE) et la suspension temporaire des critères de Maastricht sont autant d’éléments allant dans ce sens. Mais sans changement des processus de décision dans la sphère du social, l’architecture européenne garantit que se reproduiront des “oublis” ou de “malheureuses convergences de situation” comme celles ayant menées aux conditions scandaleuses de détachement de travailleur·euse·s entre 2004 et 2018. L’inertie de la Commission et les arrêts de la CJUE montrent que malgré les traités, il existe encore une asymétrie et un retard de l’UE sociale sur l’UE économique. Or ces retards massifs, ces inactions arrangeantes des institutions dans le champs social ont mené à plus d’une décenie de chaos social en Europe ayant profité il est vrais aux employeur·euse·s de tout type mais également à une extrême droite qui a su prendre parti de la situation en jouant sur la divisions entre les salarié·e·s, la perte de confiance dans les institutions et la peur de l’étranger. Ainsi pour éviter que l’UE du libéralisme économique ne mène à l’Europe des illibéralismes politiques, il est grand temps de faire l’Europe sociale.
Tristan Gobry
Annexe : Carte des élargissements successifs de l’UE

Source : Site de “toute l’europe.ue” (visité le 09.05.2023) URL: https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/les-elargissements-de-l-union-europeenne-de-6-a-27-etats-membres/
[1] SCHARPF, Fritz W., Governing in Europe: Effective and democratic?, p148-149.
[2] JEPSEN Maria, POCHET Philippe, « Le socle social en perspective historique », p. 457-458.
[3] SCHARPF, Fritz W., Governing in Europe: Effective and democratic?, p149.
[4] SCHARPF, Fritz W., Governing in Europe: Effective and democratic?, p104-105.
[5] TUE 3(3)
[6] SCHARPF, Fritz W., Governing in Europe: Effective and democratic?, p50.
Bibliographie
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SCHARPF, Fritz W., “Governing in Europe: Effective and democratic?, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999. URL : https://hdl.handle.net/1814/21979