Évasion fiscale – Quand le mépris d’Etat fait suite à son impuissance volontaire

Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme.
Albert Camus

Le mépris des lois, c’est le commencement de la décadence. 
Jean Pellerin, Poète

C’est l’histoire d’un fiasco organisé, écrivions-nous en introduction de notre premier dossier publié le 27 septembre 2022 intitulé « Evasion Fiscale : Impuissance d’Etat volontaire »,consacré à l’analyse détaillée du rapport d’audit publié le 27 juin 2022, réalisé par la Cour des comptes sur le thème majeur des paiements effectués par les entreprises belges vers une trentaine de paradis fiscaux. Lors de son audition du 21 septembre 2022 devant la Commission Finances & Budget de la Chambre des Représentants, la Cour des comptes nous apprenait que le montant total de ces paiements avait été pulvérisé en 2020 (année de déclaration 2021) en atteignant 383 milliards d’euros, l’équivalent de 84% du PIB de la même année , versés par 765 entreprises représentant 0,21% du nombre d’entreprises belges.

Six mois après et à l’issue des auditions de l’Administration fiscale et du  Ministre des Finances, qui ont suivi celle de la Cour des comptes, respectivement les 26 octobre 2022 et 09 novembre 2022, c’est un second dossier que nous vous proposons. Et c’est d’une autre histoire qu’il s’agit. Celle d’une véritable tromperie, du fait des plus hautes autorités de l’Etat et de son Administration consistant à justifier de la très dérangeante énormité des chiffres par des transactions qui, en fait, n’y étaient pas incluses ! C’est ce que le Ministre des Finances lui-même a confirmé (après vérification a-t-il précisé) lors de son audition, qualifiée d’échange de vues.

La Cour des comptes elle-même a été abusée durant le déroulement de son audit. Quant au Ministre des Finances actuel, il maintenait la chape de plomb imposée à son Administration de tutelle, à l’image de tous ses prédécesseurs, au nombre de 5 depuis l’entrée en vigueur de la loi imposant aux entreprises, à compter du 01 janvier 2010, de déclarer leurs paiements vers des paradis fiscaux s’ils excédent un montant annuel de 100.000 euros. La Cour des comptes, en se saisissant d’initiative de ce thème hautement explosif, ne lui a pas permis de jouir de la tranquillité dont avaient bénéficié ceux qui l’avaient précédé.

C’est à une véritable embrouille d’Etat, au long cours, sur les chiffres que tous les citoyens ont eu droit. C’est une véritable entrave à son audit que la Cour des comptes a dû affronter. C’est une entrave au fonctionnement du pouvoir législatif  qui s’est déroulée sous nos yeux, qui se poursuit et qui devrait déclencher une commission d’enquête parlementaire.

A l’analyse, cette fameuse loi s’avère être une loi « pour faire semblant » appliquée « en faisant semblant ». A un point tel que les milliers de milliards de paiements  effectués depuis 2010 vers des paradis fiscaux n’ont pas inquiété grand-monde. Et si la Cour des comptes ne s’était pas emparée de ce monstrueux problème, « le silence dans les rangs »  continuerait implacablement à prévaloir.

La Cour des comptes, par son initiative, a ouvert une brèche dans laquelle il faut s’engouffrer avec force et au plus vite, ce qui semble-t-il ne correspond pas, dans les faits, à la volonté de la majorité des parlementaires. Nous avons en effet pu constater, à quelques exceptions notables près, un inexplicable désintérêt de bon nombre d’entre eux.

Ce second dossier est aussi l’occasion de voir à quel point, pour un sujet aussi déterminant pour la vie en société, l’opacité et l’art de l’esquive sont érigés en mode de gouvernance. Malgré l’aveu auquel les Autorités ont été contraintes, elles continuent à maintenir sous cloche un colossal scandale.

Alors que les 3 auditions de la Cour des comptes, de l’Administration fiscale et du Ministre des Finances constituaient 3 occasions de savoir, les lecteurs de ce second dossier concluront comme nous à 3 constats d’échec. Et pendant ce temps, des dizaines de milliards continuent à s’envoler de la Belgique vers Dubaï devenu selon le juge Van Ruymbeke « l’épicentre de l’argent sale » . Ce qui semble être le plus probable aujourd’hui, au regard de la situation d’apparence résignée malgré un rapport d’audit explosif, mais 2 auditions (Administration fiscale et Ministre des Finances) anesthésiantes, c’est bien un enterrement de première classe. Près de 9 mois après la publication du rapport de la Cour des comptes, la Commission des Finances & Budget n’a pas émis de recommandations ni auprès des autorités politiques, ni auprès des autorités administratives

Alors faisons chacun, avec force, ce qui est en notre pouvoir pour qu’il advienne un troisième dossier dans lequel il sera expliqué que l’enterrement de première classe a été empêché.

Auquel cas nous aurons réussi à mettre un terme au mépris en politique et à ses effets dévastateurs pour la démocratie, cependant que la fin du mépris des lois aura permis d’éviter le commencement de la décadence*.

Bonne lecture,

Christian Savestre

ATTAC remercie Victor Serge, pour ses précisions techniques.
* Cfr la deuxième citation, de Jean Pellerin
Jean Pellerin 24 avril 1885-09 juillet 1921. Peu connu, c’est Francis Carco qui rassemblera ses poèmes dans un recueil posthume, Le Bouquet inutile. Il disait de lui : « On n’a pas fait encore à Jean Pellerin la place qu’il méritait d’avoir et qu’il aura parmi tant de poètes où seuls, peut-être, Guillaume Apollinaire et quelques-uns de ses amis le mettaient malgré lui. »