I. La mobilité des services est un objectif économique central dans la construction de l’UE qui a des répercussions sociales majeures.

 

A.   La suppression des barrières à la mobilité des services a été effectivement mise en place depuis le début des années 2000

1.     Cette exigence fondamentale de l’intégration européenne consacrée par le Traité de Rome crée une faille dans la capacité des États membre à contrôler leur droit du travail

La mobilité du facteur travail a toujours été une grande préoccupation de l’UE. L’UE souhaitant accélérer celle-ci au maximum, la simple mise en place de la libre circulation des travailleur·euse·s n’est pas suffisante. Il est nécessaire de supprimer au maximum tout obstacle à une fluidité absolue de la masse salariale. Quitte à modifier la législation des états-membres sans vision à terme sur les conséquences de ces modifications.

Le traité de Rome (1957), créateur de la CEE[1] (l’ancêtre de l’UE telle que nous la connaissons), inscrit dans les principes fondamentaux régissant les interactions entre membres de la communauté la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes afin d’arriver à la mise en place du marché commun. Néanmoins la mise en place effective de ces 4 libertés reste initialement limitée[2]. Ainsi, si l’Union douanière a bien supprimé les barrières tarifaires à la libre circulation des marchandises, il reste de nombreuses barrières non-tarifaires gênant la libre circulation des biens (normes de protection, contraintes administratives,…). La libre circulation des personnes ne sera possible qu’avec la création de l’espace Schengen. Il faut néanmoins noter l’empressement de l’UE à “libérer la mobilité du travail”. Car si les particuliers ont attendu plus de trois décennies avant de pouvoir se déplacer dans l’UE – pour celleux qui peuvent se le permettre – le facteur travail lui a obtenu sa “liberté” dès 1968[3]. Bien que l’ordre des priorités européennes peut surprendre, il faut souligner qu’à ce moment, elle ne représente pas de danger social immédiat. En effet, la rémunération du ou de la travailleur·euse détaché·e à l’étranger se fera en fonction des normes applicables dans le pays d’accueil car c’est son droit social qui est appliqué – et non celui du pays d’origine. Ainsi les constructions juridiques du droit du travail et de la protection sociale des États membres continuent à s’appliquer sur leurs territoires respectifs, empêchant la mise en concurrence, le dumping social et la course règlementaire vers le bas à l’intérieur d’un même pays. Néanmoins un précédent est créé et la possibilité de détacher des travailleur·euse·s va ouvrir une brèche dans laquelle va s’engouffrer le législateur européen.

2.     Un engrenage de décisions présentées comme techniques menant à la directive “travailleurs détachés”, danger immédiat pour le modèle social de certains États membres.

Un problème se pose aux entreprises européennes suite à la libéralisation de la mobilité du travail. Celles souhaitant détacher des travailleur·euse·s font face à une hétérogénéité de situations dûes aux différentes législations des 15 États membres. Il est jugé par la Commission que ces obstacles administratifs sont un frein trop important aux 4 libertés fondamentales pour être laissé en l’état. En 1980, la convention de Rome franchit  en conséquence une nouvelle étape dans la dérégulation du droit du travail. Elle permet que les contrats signés relèvent pour la couverture sociale du travailleur de la loi choisie par les parties[4]. Elle n’est donc plus obligatoirement celle de l’État hôte. Cependant le droit du travail de l’État hôte (et notamment la fixation du salaire minimum) continue à s’appliquer et la convention précise que “le choix par les parties de la loi applicable ne peut avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection qui lui assurent les dispositions impératives de la loi qui serait applicable”[5]. La CJUE[6] va appuyer cette nouvelle évolution en jugeant plusieurs affaires conformément aux nouvelles dispositions de la convention[7].

En 1985 Jacques Delors publie le premier Livre Blanc, véritable programme accompagné d’un calendrier précis contenant la liste des réformes à adopter pour l’abolition totale des frontières physiques, techniques et fiscales à l’intérieur de la Communauté. En 1986 l’Acte Unique Européen (AUE) est signé par les 12 États membres et reprend les pistes indiquées par Delors pour la finalisation du marché intérieur. Celui-ci est complet lors du traité de Maastricht (1992).

La Commission prenant ainsi acte des évolutions des dernières années émet dans un effort “de simplification” ou de “sécurisation juridique” une directive, dite directive “travailleurs détachés” (1996), abandonnant purement et simplement la possibilité d’appliquer la loi de couverture sociale du pays d’accueil[8]. Présentée comme une modalité technique, nous verrons que  l’impact de la directive “travailleurs détachés” a une influence à court et moyen terme telle qu’elle aurait traditionnellement dû passer par des canaux éminemment politiques.

Tristan Gobry


[1] Communauté Economique Européenne

[2] LAURENT Éloi, “L’économie européenne“, p. 23-24.

[3] Règlement (CEE) n° 1612/68

[4] PICARD Séverine, POCHET Philippe, “La saga du détachement des travailleurs : un concentré d’enjeux de l’Europe sociale”, p. 1.

[5] 80/934/CEE (Convention de Rome) : Article 6-1

[6] Cour de Justice de l’Union Européenne

[7] CJUE, Webb, 17 déc. 1981, 279/80, et Seco et Desquenne & Giral, 3 fév. 1982, 62/81 et 63/81 tels que cités chez ROBIN-OLIVIER, Sophie. « La révision de la directive sur le détachement des travailleurs », p. 390.

[8] FLORIAN Thomas, “Le détachement de travailleurs dans l’Union européenne : approche de sécurité sociale”, p. 48-49.