II. La tentative de limitation des conséquences sociales n’est venue que tardivement et reste de faible ampleur

 

A.   La révision de 2018 de la directive arrive après 10 ans d’opposition des syndicats et d’une partie des États membres et ne règle que partiellement la question des travailleur.euse.s détaché.e.s

1.     Échec des tentatives d’opposition des partenaires sociaux, de certains États membres et du Parlement Européen face à la Commission et à la CJUE.

Depuis 2005 les partenaires sociaux et certains États membres tirent la sonnette d’alarme et multiplient les signaux pour attirer l’attention de l’UE sur la catastrophe sociale en cours. Même face aux conséquences évidentes qu’entraine une accélération de la mobilité des travailleur·euse·s sans réflexion préalable sur l’adaptation sociale, il faudra plus de 10 ans à la Commission européenne pour adapter sa réglementation.

Depuis l’élargissement à l’est, la directive travailleurs détachés n’a cessé d’être l’objet de remises en cause par les syndicats, les États membres et même certaines institutions européennes en raison de ses lacunes sociales évidentes.

Par exemple, les arrêts Laval et Viking de la CJUE sont les produits de larges mobilisations syndicales à la fois nationales et européennes ayant forcé les entreprises visées à faire appel à la CJUE pour défendre leurs intérêts. De même la Grande-Bretagne devient en 2009 le champ de bataille d’un conflit entre les syndicats et le pétrolier Total lorsque celui-ci licencie plusieurs centaines de travailleur·euse·s britanniques sur le site de Lindsey pour les remplacer par des salarié·e·s italien·ne·s et portuguais·e·s. Le conflit s’étend dans le Nottinghamshire à un sous-traitant d’Alstom en charge du fonctionnement d’une centrale électrique[1]. Dans ces deux cas, les revendications des salarié·e·s sont claire : il ne s’agit pas d’une attaque contre les travailleur·euse·s des autres États membres mais d’une action pour la sauvegarde de jobs de bonne qualité et rémunérés de manière digne dont la pérennité est immédiatement remise en cause par la directive de 1996[2].

Du côté des États membres, si certains pays finissent par se plier aux exigences de Bruxelles (Grande-Bretagne ou Suède[3]), d’autres essayent de s’adapter et de limiter les effets des normes européennes. L’Allemagne s’est ainsi retrouvée au cœur du débat sur le salaire minimal et la reconnaissance des conventions collectives. Après l’arrêt Rüffert de la CJUE niant le statut en droit européen des conventions collectives du Land de Saxe, celle-ci se dota d’un salaire minimum afin de limiter le dumping social en provenance des pays d’Europe centrale et d’Europe de l’est. Même le très libéral Luxembourg tenta de se soustraire à ces règles de mobilité salariale à outrance en faisant passer pour des mesures d’ordre public des dispositions sociales protégeant les travailleurs. Il fut amené devant la CJUE par la Commission européenne puis condamné  pour interprétation trop large de la directive[4].

Dans le propre camp des institutions européennes, le Parlement Européen émit des critiques virulentes à l’égard de la CJUE et de la Commission. Dès 2008, il condamna dans une résolution les “lacunes et incohérences” de la directive, indiquant qu’en l’état celle-ci allait à l’encontre de la volonté du législateur communautaire ayant cherché “un équilibre entre libre prestation des services et protection des travailleurs”[5]. En 2009, le parlement réitère son scepticisme au travers d’une nouvelle résolution, sans que celle-ci ne soit l’objet d’une plus grande attention de la Commission que la précédente[6].

2.     Une directive rectificative arrivant après plus de 10 ans de mutisme de la Commission.

Au final, et malgré les promesses de JC. Juncker (Président de la Commission entre 2014 et 2019) sur “l’Europe sociale triple A”, il faudra attendre jusqu’en 2018 pour que la Commission fasse passer un texte rectifiant la directive travailleurs détachés et 2020 pour que celui-ci entre en vigueur. Une telle inertie de la Commission ne s’explique que par un biais idéologique fondamental de l’institution[7]. N’oublions pas que lors de sa création, les États membres ont conféré à celle-ci l’objectif spécifique de supprimer tout obstacle au libre échange et à la concurrence afin de permettre la réalisation d’un marché intérieur parfaitement intégré. Ce cadrage initial continue encore largement à influencer l’action de la Commission malgré une prise en responsabilité de plus en plus étendue de l’institution. A cette occasion la Commission a profité à plein du monopole de l’initiative législative et de la primauté de sa compétence sur le sujet de la libre concurrence pour verrouiller toute tentative d’intervention européenne sur le sujet. Si on pouvait espérer un assouplissement du carcan régulateur de la Commission avec le départ de JM. Barroso de sa présidence en 2014[8], force est de constater que la Commission Juncker ne s’est pas non plus empressée de faire de la question de la protection des travailleur·euse·s un objectif majeur de son mandat.

La directive de 2018 arrive néanmoins avec plus de 10 ans de retard aux résultats initialement réclamé par les acteur·ice·s du monde syndical, une partie des États membres et le parlement européen. La nouvelle régulation introduit la règle “à travail égal, rémunération égale”. Elle limite à 12 mois la durée du détachement sans disposition d’exception. Enfin, elle reconnaît la validité des conventions collectives pour la fixation des salaires et des avantages sociaux. Ce renversement de situation tant attendu provient de la conjonction de 3 facteurs[9]. D’abord un retour de la CJUE sur sa jurisprudence (Syndicat des travailleurs du secteur de l’électricité 2015) a fourni un appui juridique solide pour une révision de la directive. Ensuite la contestation politique et syndicale ininterrompue a fini par porter ses fruits en démontrant l’absurdité des jugements et positions de la CJUE et de la Commission. Enfin, les pays d’Europe centrale et d’Europe de l’est qui étaient jusqu’alors fermement opposés à la révision de la directive de 1996 ont fini par abandonner partiellement leur modèle de développement basé sur l’export de main d’œuvre bon marché en raison de la fuite à l’étranger de leurs ouvriers et ouvrières les plus qualifié·e·s. Loins d’être les mauvais élèves ou les passagers clandestins de l’UE, ces pays voyaient dans l’export de main-d’oeuvre peu coûteuse un des derniers avantages économiques à faire valoir dans leur concurrence avec les pays de l’UE 15 ayant saccagé leurs systèmes bancaires et financiers lors de l’implosion de l’URSS et leur adhésion subséquente à l’Union européenne[10].

Cependant, la révision de la directive ne règle pas l’entièreté des problèmes liés au détachement des travailleur·euse·s. D’un côté, elle ne touche pas aux règles particulières en vigueur dans le secteur du transport[11] Parmi les nombreuses particularités de ces règles applicables aux salarié·e·s du secteur, le fait que celleux-ci puissent être rémunéré·e·s en fonction des minimas des pays dont ielles sont originaires peut interpeller. De plus, la directive ne couvre que le travail salarié. Or la montée des “auto-entrepreneur·euse·s” au statut douteux masquant souvent une forme déguisée de salariat permet aussi de contourner les impératifs de protection sociale mises en place au niveau européen[12]. Pour terminer, le salariat détaché est soumis plus que tout autre aux tentatives de fraude et de contournement des règles de protection applicables aux salarié·e·s[13].

Tristan Gobry


[1]  LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 144-145.

[2]  LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 145.

[3]  LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 140-143 et p. 146.

[4]  LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 139

[5] LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 147.

[6] LAULOM Sylvaine, LEFRESNE Florence, « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? », p. 148.

[7] SCHARPF, Fritz W., Governing in Europe: Effective and democratic?, p. 66 et p. 70-71. 

[8] DEGRYSE Christophe, « Le dialogue social européen et les ambivalences de l’Europe sociale « triple A » », p. 65.

[9] PICARD Séverine, POCHET Philippe, “La saga du détachement des travailleurs : un concentré d’enjeux de l’Europe sociale”, p 4.

[10] PICARD Séverine, POCHET Philippe, “La saga du détachement des travailleurs : un concentré d’enjeux de l’Europe sociale”, p 3.

[11] MORSA Marc, « Le travail détaché dans l’Union européenne : enjeux juridiques et économiques », p. 82-91.

[12]PICARD Séverine, POCHET Philippe, “La saga du détachement des travailleurs : un concentré d’enjeux de l’Europe sociale”, p 5.

[13]  PICARD Séverine, POCHET Philippe, “La saga du détachement des travailleurs : un concentré d’enjeux de l’Europe sociale”, p 2.