Travailleuses et travailleurs détaché·e·s : 30 ans d’oubli, de décisions scandaleuses et d’absence de projet social au niveau européen

Introduction

Par delà les usuels coups de com’ quelles questions pose le détachement de travailleur·euse·s ?

L’UE apprécie de communiquer sur le social mais joins rarement l’action au verbe. Il y a un mois l’ELA – l’autorité européenne du travail, chargée des règles applicables à la mobilité du travail et à la coordination des protections sociales – annonçait en grande pompe la sortie du Posting 360 Programme[1] au titreaussi peu clair que son contenu[2]. Celui-ci se fixe pour objectif d’augmenter la coopération entre les  acteur·ice·s concernés via l’échange d’informations et une meilleure coopération avec l’administration. Si six objectifs sont bien mis en avant, il n’existe pas le moindre document pouvant indiquer en quoi consistera l’action sur ces champs prioritaires tels que “l’implémentation de la directive travailleurs détachés”, “les procédures administratives et de contrôle” ou “l’échange d’information et les opportunités de digitalisation pour les autorités, les employeurs et les travailleurs”. Impossible donc – même doté·e d’un bon décodeur “d’eurospeak” – de connaître l’agenda de l’organisation sur le sujet. Dans tous les cas, il est évident que les problématiques de dumping social et de l’harmonisation sociale de l’UE, que soulèvent obligatoirement la question du détachement de travailleur·euse·s ne seront pas traitées. Ainsi ne sont prises en compte que les affaires économiques notamment celles relatives à la facilitation d’un business toujours plus indépendant vis à vis des États. Une telle attention donnée à une seule facette d’un thème si important interpelle : L’UE a-t-elle jamais tenté de s’occuper des conséquences sociales de la libéralisation de la mobilité du travail liées à l’autorisation du détachement de travailleur·euse·s ?

Pour répondre à cette question, rappelons rapidement ce qu’est le statut d’un·e travailleur·euse détaché·e, quel est leur rôle dans la mobilité du travail et en quoi la création de ce statut questionne le modèle social européen.

Selon l’UE, “Un «travailleur détaché» est un salarié envoyé par son employeur pour effectuer une prestation de services à titre temporaire dans un autre État membre de l’Union.” tel que prévu par la directive du 16 décembre 1996 révisée en 2018[3]. En 2020, il y avait 1.9 millions de travailleur·euse·s détaché·e·s en Europe[4]. La durée moyenne de détachement est de 4 mois.

Le détachement de salarié·e·s est un des facteurs de la mobilité internationale du travail. Celle-ci comprend également la mobilité transfrontalière « permanente » ou le travail alternant transfrontalier, ainsi que tous les types de mobilité transfrontalière « temporaire » de la main-d’œuvre (voyages d’affaires, travail saisonnier, mobilité circulaire de la main-d’œuvre)[5] telles que rendue possible par les 4 libertés fondamentales du marché intérieur européen (libre circulation des travailleur·euse·s, liberté d’établissement et libre circulation des services et du capital)[6]. L’ensemble de ces situations comprend environ 13.5 millions de citoyen·ne·s européen·ne·s.[7]

La mobilité internationale du travail impacte immédiatement le modèle social européen en touchant aux deux composantes de l’Europe sociale telle que définie par C.Degryse[8]: Elle touche de manière directe aux règles applicables au droit social européen (droit du travail et de la protection sociale) et oblige indirectement à modifier les modalités européennes du dialogue social entre les partenaires sociaux.

Enfin notons que notre approche se centrant sur l’Europe sociale ne prend pas en compte les questions de santé publique ou de soins de santé transfrontaliers ainsi que l’appréhension nationale du détachement de travailleur·euse·s.

Le présent travail est organisé de la manière suivante : Dans une première partie nous verrons comment la mobilité des services est un objectif économique central dans la construction de l’UE qui a des répercussions sociales problématiques (I.) car effectivement mise en place depuis les années 2000 (A.), cette libéralisation s’est faite sans considération pour les conséquences sociales (B.). Ensuite, comment les tentatives de limitation des conséquences sociales ne sont venues que tardivement et restent de faible ampleur (II.), la révision de 2018 de la directive “travailleurs détachés” n’arrivant qu’après 10 ans d’opposition des syndicats et d’une partie des États membres et ne réglant que partiellement la question des travailleur.euse.s détaché.e.s (A.) et parce que la mise en place des mécanismes de protection sociaux nécessaires a été empêchée par l’impossibilité d’harmonisation au niveau européen (B.).

 Tristan Gobry

 

Structure

Introduction

Par delà les usuels coups de com’ quelles questions pose le détachement de travailleur·euse·s ?                                                                                                      

I. La mobilité des services est un objectif économique central dans la construction de l’UE qui a des répercussions sociales majeures.                      

A. La suppression des barrières à la mobilité des services a été effectivement mise en place depuis le début des années 2000                                                    

1. Cette exigence fondamentale de l’intégration européenne consacrée par le Traité de Rome crée une faille dans la capacité des États membre à contrôler leur droit du travail                                                                                          

2. Un engrenage de décisions présentées comme techniques menant à la directive “travailleurs détachés”, danger immédiat pour le modèle social de certains États membres.                                                                                   

B. Cette libéralisation s’est faite sans considération pour les conséquences sociales.                                                                                                                   

1. Des conséquences initialement restreintes par la proximité des modèles sociaux des États Membres                                                                               

2. La réponse inadaptée de la CJUE face à l’élargissement à l’est comme révélateur du retard de l’Europe sociale sur l’Europe économique.               

II. La tentative de limitation des conséquences sociales n’est venue que tardivement et reste de faible ampleur                                                                      

A. La révision de 2018 de la directive arrive après 10 ans d’opposition des syndicats et d’une partie des États membres et ne règle que partiellement la question des travailleur.euse.s détaché.e.s                                                            

1. Échec des tentatives d’opposition des partenaires sociaux, de certains États membres et du Parlement Européen face à la Commission et à la CJUE.                                                                                                                

2. Une directive rectificative arrivant après plus de 10 ans de mutisme de la Commission.                                                                                                      

B. La mise en place des mécanismes de protection nécessaires a été empêchée par l’impossibilité d’harmonisation au niveau européen                                      

1. Les solutions possibles de taxation ou de bureaucratisation restent des mesures de sauvegarde des acquis et non de conquête sociale                  

2. L’absence d’harmonisation sociale européenne empêche de penser le progrès social dans le futur.                                                                            

Conclusion : Doit-on attendre que se reproduise le scandale des travailleur·euse·s détaché·e·s ?                                                                       

Annexe : Carte des élargissements successifs de l’UE                                        

Bibliographie                                                                                                  


[1] Site de l’ELA:

https://www.ela.europa.eu/en/news/enhancing-cross-border-cooperation-area-posting-workers-ela-launches-posting-360-programme (visité le 30.04.2023)

[2] “Programme de détachement 360”. Faut-il y lire “Programme sur les travailleur·euse·s détaché·e·s à 360°” ce qui signifierait “ Programme complet d’action pour la résolution des problèmes liés au travail détaché ?”. Le vague de la formulation et le triple effort de traduction nécessaires pour arriver à ce résultat laissent volontairement place à de multiples interprétations – chacun étant alors libre d’y mettre ce qu’il veut afin d’éviter tout potentiel d’opposition.

[3] Site du Parlement Européen:

https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/37/le-detachement-de-travailleurs (visité le 30.04.2023)

[4] https://www.vie-publique.fr/en-bref/275653-nouvelles-dispositions-pour-les-travailleurs-detaches (visité le 30.04.2023)

[5] DE WISPELAERE Frederic,  “The Posting of Workers in the EU at a Glance: A Multidisciplinary Introduction”, p. 3.

[6] Garantis respectivement par l’article 45 du traité de Rome, l’article 49 TFEU, l’article 56 TFEU et les articles 63 et 66 TFUE.

[7] Selon le site officiel de l’ELA : https://www.ela.europa.eu/en/elas-mission. (visité le 30.04.2023)

[8]  Degryse, Christophe. « Le dialogue social européen et les ambivalences de l’Europe sociale « triple A », p. 66.